Ils t’ont sûrement parlé de leur « filière d’évasion » grâce à laquelle nombre de malheureux ont pu s’enfuir des villages et hameaux où ils risquaient le supplice du feu et trouver refuge à Amsterdam, cette ville des lumières, qui depuis longtemps n’était plus dupe des mensonges et absurdités de l’ère de la sorcellerie.
Jesse tomba des nues, mais elle fut bientôt en mesure de vérifier l’exactitude de ce fait. Maharet émettait cependant certaines réserves sur Talamasca :
Autant j’admire leur humanité envers les persécutés à travers les siècles, autant j’estime superflues leurs investigations. Je m’explique : sans doute les esprits, fantômes, vampires, loups-garous, sorciers et autres entités qui dépassent l’entendement, existent-ils, et Talamasca peut fort bien passer un autre millénaire à les étudier, mais en quoi la destinée de l’humanité en sera-t-elle modifiée ?
Assurément, dans le lointain passé, des médiums et autres spirites ont exercé leurs talents. Et peut-être ces individus, à l’instar des sorciers ou des chamans, étaient-ils de quelque utilité pour leurs tribus ou leurs peuples. Mais des religions complexes et extravagantes ont été fondées sur des expériences aussi simplistes, baptisant de noms mythiques de vagues entités, véhiculant un énorme méli-mélo de superstitions. Ces religions n’ont-elles pas été plus nocives que bénéfiques ?
Permets-moi de suggérer que nous avons largement dépassé, quelle que soit notre interprétation de l’histoire, le stade où le contact avec les esprits puisse nous être d’un quelconque secours. Le scepticisme du commun des mortels concernant les fantômes, médiums et autres n’est que justice. Le surnaturel, sous quelque forme qu’il se manifeste, n’a pas sa place dans l’histoire de l’humanité.
Bref, mis à part le réconfort apporté ici et là à quelques âmes troublées, je soutiens que Talamasca ne fait que compiler des documents sur des phénomènes qui n’ont pas d’intérêt et ne devraient pas en avoir. C’est une organisation certes édifiante, mais qui n’est pas en mesure d’accomplir de grands desseins.
Bien que respectant ta décision, j’espère pour toi que tu te lasseras vite de ce travail et que tu retourneras au monde réel.
Jesse réfléchit longuement avant de répondre. La pensée que Maharet n’approuvait pas sa décision la tourmentait, bien que ce choix, elle en avait conscience, eût été en partie dicté par le ressentiment : Maharet ne lui avait pas permis d’accéder aux secrets de la Grande Famille, alors que Talamasca lui avait ouvert grandes ses portes.
Dans sa lettre, elle assurait Maharet que, les membres de l’ordre ne s’illusionnaient pas sur l’importance de leur activité. Ils avaient prévenu Jesse que son travail demeurerait secret, qu’elle n’en tirerait ni gloire, ni satisfaction véritable dans la plupart des cas. Ils partageaient certainement l’opinion de Maharet quant aux médiums, esprits et revenants.
Mais des millions de gens ne jugeaient-ils pas que les découvertes poussiéreuses des archéologues étaient tout aussi dérisoires ? Jesse demandait à Maharet de comprendre ce que cette entreprise signifiait pour elle. Et, à sa propre surprise, elle terminait par ces lignes :
Je ne révélerai jamais rien à Talamasca de la Grande Famille, ni de la maison de Sonoma et des choses étranges qui m’y sont arrivées. Ils sont trop curieux de ce genre de mystère. Et je te dois avant tout fidélité. Mais un jour, je t’en prie, laisse-moi retourner chez toi, laisse-moi te confier ce que j’ai vu. Des souvenirs me sont revenus récemment. J’ai fait des rêves curieux. Cependant, je me fie à ton jugement. Tu as été si généreuse à mon égard. Je sais combien tu m’aimes. Crois en mon amour pour toi.
La réponse de Maharet était concise :
Jesse,
Je suis quelqu’un de bizarre et d’obstiné. J’ai presque toujours obtenu ce que je désirais. De temps à autre, je mesure mal les conséquences de mes actes. Je n’aurais jamais dû t’amener dans la maison de Sonoma ; c’était égoïste de ma part, et je ne me le pardonne pas. Aide-moi, je t’en prie, à soulager ma conscience et oublie cette visite. Ne remets pas en cause la véracité de tes souvenirs ; mais ne t’appesantis pas sur le passé non plus. Mène ta vie comme si elle n’avait pas été imprudemment bouleversée. Un jour, je répondrai à toutes tes questions, mais plus jamais je ne tenterai de modifier le cours de ton existence. Je te félicite de ta nouvelle vocation. Mon amour pour toi demeure sans réserve.
Une kyrielle de cadeaux somptueux suivirent. Des bagages en cuir pour les voyages de Jesse et une pelisse de vison pour lui tenir chaud « dans cet abominable climat anglais ». Un pays que « seul un druide pourrait aimer », écrivait Maharet.
Jesse fut ravie du manteau parce que le vison était à l’intérieur et n’attirait pas l’attention. Les valises lui rendirent grand service. Et Maharet continuait à lui écrire deux à trois fois par semaine. Des lettres comme toujours attentives.
Mais au fur et à mesure que les années passaient, Jesse devenait plus distante, sa correspondance plus brève et irrégulière, du fait sans doute du caractère confidentiel de son travail à Talamasca.
Pour Noël et pour Pâques, elle continuait à rendre visite à ses cousins. Quand ils passaient par Londres, elle les guidait à travers la ville ou déjeunait avec eux. Mais ces relations étaient superficielles. Talamasca représentait l’essentiel de sa vie.
Elle découvrit un univers nouveau en se plongeant dans la traduction des archives : rapports sur des médiums ou des familles investies de ce don, cas de sorcellerie « manifeste », « véritables » envoûtements, et comptes rendus répétitifs mais fascinants à force d’horreur de procès en sorcellerie où se trouvaient invariablement impliqués les innocents et les faibles. Elle travaillait jour et nuit, transcrivant directement les données sur ordinateur, extrayant un matériel historique inestimable de parchemins vétustés.
Mais un autre monde, encore plus envoûtant, s’ouvrait à elle sur le terrain. En l’espace d’une année, Jesse avait été témoin d’apparitions suffisamment effrayantes pour précipiter des hommes mûrs hors de leurs maisons. Elle avait vu un enfant soulever une table de chêne et l’expédier par la fenêtre sans même la toucher. Elle avait communiqué en silence avec des télépathes qui captaient tous ses messages. Elle avait contemplé des spectres plus tangibles que son imagination ne pouvait le concevoir. Elle avait assisté à des séances extraordinaires d’écriture automatique, de lévitation, de transe médiumnique, prenant des notes, et s’étonnant chaque fois de son propre étonnement.
S’accoutumerait-elle jamais à ces phénomènes ? Les admettrait-elle un jour comme allant de soi ? Même les membres les plus avertis de Talamasca confessaient qu’ils étaient continuellement ébranlés par les manifestations qu’ils observaient.
Et assurément, le pouvoir « visionnaire » de Jesse était exceptionnel. Soumis à un exercice constant, il ne cessait de se développer. Deux ans après son admission à Talamasca, Jesse était envoyée en mission dans des maisons hantées à travers l’Europe et les États-Unis. Pour une ou deux journées dans le calme de la bibliothèque, elle passait huit jours dans un vestibule éventé à guetter les apparitions intermittentes d’un fantôme silencieux qui avait terrorisé tout son monde.
Jesse tirait rarement de conclusion de ces expériences. Elle avait appris ce que tout membre de Talamasca savait – qu’aucune théorie ne pouvait rendre compte de la totalité des phénomènes occultes. Le travail était passionnant mais en définitive frustrant. Jesse était incertaine chaque fois qu’elle s’adressait à ces « entités turbulentes » ou ces esprits écervelés comme Mael les avait fort justement qualifiés. Néanmoins elle les adjurait de s’élever à des « sphères supérieures », de rechercher la paix et par là même de laisser tranquilles les mortels.
C’était l’unique attitude possible, lui semblait-il, malgré ses réticences à arracher ces fantômes à la seule vie qui leur restait. Et si la mort se réduisait au néant, et que ces manifestations constituaient l’ultime recours des âmes obstinées qui refusaient de sombrer à jamais ? C’était trop abominable de penser à cette émergence des esprits comme aux derniers soubresauts cahoteux et confus avant la plongée dans les ténèbres.
Quoi qu’il en soit, Jesse débusquait les fantômes. Et chaque fois, le soulagement des vivants la réconfortait. Elle avait le sentiment exaltant de mener une existence exceptionnelle. Elle ne l’aurait échangée pour aucune autre.
Ou presque. Qui sait si elle n’aurait pas tout laissé en plan à la minute où Maharet aurait surgi pour lui demander de retourner à Sonoma et de s’occuper des archives de la Grande Famille ? Mais peut-être pas, dans le fond.
Jesse fit cependant une expérience qui jeta le trouble dans son esprit. En transcrivant les documents de sorcellerie, elle finit par découvrir que Talamasca avait observé pendant des siècles certaines « familles de sorciers », dont la prospérité semblait de toute évidence due à des interventions surnaturelles. L’ordre étudiait encore nombre de ces familles ! En règle générale, apparaissait à chaque génération un « sorcier » qui, selon les rapports, était capable de manœuvrer les esprits en sorte d’assurer à ses proches fortune et autres avantages matériels. Cette faculté semblait héréditaire, inscrite dans les gènes, bien que personne ne l’eût prouvé jusqu’ici. Quelques-unes de ces familles ignoraient totalement l’histoire de leur passé et ne reconnaissaient pas à ceux de leurs « bienfaiteurs » qui s’étaient manifestés au cours de ce siècle la qualité de sorcier. Malgré leurs efforts pour entrer en contact avec ces familles, les membres de Talamasca étaient souvent éconduits, ou amenés à juger le travail trop « dangereux » pour le poursuivre. Tout bien pesé, ces sorciers pouvaient fort bien être maléfiques.
Durant plusieurs semaines, bouleversée et incrédule, Jesse ne réagit pas à cette découverte. Mais elle ne cessait de retourner dans sa tête ce modèle d’organisation familiale. Il ressemblait trop au type de structure de la Grande Famille.
Puis elle s’attela à la seule tâche qu’elle pouvait entreprendre sans trahir personne. Elle réexamina chacun des dossiers. Elle vérifia et revérifia, remonta jusqu’aux documents les plus anciens et les étudia minutieusement.
Aucune mention d’une Maharet ni de quiconque susceptible, à sa connaissance, d’être allié à une branche de la Grande Famille. Aucun indice qui puisse éveiller les soupçons.
Son soulagement fut immense, mais en fin de compte, elle ne fut pas étonnée. Son instinct lui avait dit qu’elle était sur la mauvaise piste. Maharet n’était pas une sorcière. Pas dans la véritable acception du terme. C’était plus compliqué.
Il est vrai cependant que Jesse n’essaya jamais de tirer cette affaire au clair. Pas plus sur ce problème que sur les autres, elle ne voulait théoriser. A maintes reprises, il lui vint à l’esprit qu’elle s’était engagée dans la voie de Talamasca pour engloutir sous un déluge de mystères l’énigme qui lui tenait à cœur. Entourée de spectres, d’esprits frappeurs et d’enfants possédés, elle songeait de moins en moins à Maharet et à la Grande Famille.
Le temps que Jesse devienne membre en titre de Talamasca, elle connaissait à fond les règles de l’ordre, les procédures, le protocole des enquêtes, de même qu’elle savait quand et comment apporter son aide à la police dans les affaires criminelles et comment éviter tout contact avec la presse. Elle en était également arrivée à apprécier que Talamasca ne soit pas une organisation dogmatique. L’ordre n’exigeait pas de ses membres qu’ils croient en quoi que ce soit, il leur demandait seulement d’être honnêtes et consciencieux dans leurs recherches.
Modèles, similitudes, répétitions – voilà ce qui intéressait Talamasca. La terminologie existait, mais le vocabulaire n’était pas rigide. Les dossiers étaient classés en sorte de permettre un croisement exhaustif des informations.
Néanmoins, les membres de l’ordre étudiaient les théoriciens. Jesse avait lu les œuvres des grands investigateurs du surnaturel, des médiums et des aliénistes. Elle étudiait tout ce qui se rapportait aux sciences occultes.
Et souvent elle pensait aux remarques de Maharet. Ce qu’elle avait dit était vrai. Les spectres, les apparitions, la télépathie, la télékinésie – tous ces phénomènes, certes fascinants pour ceux qui en étaient témoins, n’avaient qu’une valeur fort relative pour la race humaine en général. Aucune découverte occulte n’avait modifié ni ne modifierait jamais l’histoire de l’humanité.
Toutefois, Jesse ne se lassait pas de son travail. Elle avait pris goût à cette vie trépidante, même au secret qui entourait ses activités. Elle se fondait dans le moule de Talamasca, et bien qu’elle s’habituât au luxe de ce cadre – aux dentelles anciennes, aux lits à baldaquin, à l’argenterie, aux chauffeurs de maître et aux domestiques –, elle-même devenait plus simple et plus réservée.
A trente ans, c’était une femme pâle et frêle dont la chevelure indomptée cascadait librement sur les épaules. Elle ne se maquillait pas, ne se parfumait pas et ne portait aucun bijou, à l’exception du bracelet celte. Une veste de cachemire accompagnée d’un pantalon de flanelle, ou de jeans quand elle séjournait aux États-Unis, constituait son uniforme favori. Sa séduction naturelle lui attirait pourtant un peu trop à son goût l’attention des hommes. Elle avait des aventures, mais celles-ci étaient toujours brèves. Et rarement très sérieuses.
Ce qui lui importait le plus était l’amitié fraternelle qui la liait aux membres de l’ordre. Ils étaient tous profondément attachés les uns aux autres. Elle aimait cette vie communautaire. A n’importe quelle heure de la nuit, on pouvait descendre dans un petit salon où veillaient d’autres pensionnaires, lisant ou discutant à voix basse. On pouvait également se rendre dans la cuisine où l’équipe de nuit préparait aussitôt à votre demande un petit déjeuner ou un souper tardif.
Jesse aurait pu demeurer le restant de ses jours à Talamasca. A l’instar des congrégations religieuses, l’ordre veillait sur ses vieux et ses infirmes. Y terminer son existence voulait dire s’éteindre entouré de confort et de soins médicaux, passer ses dernières heures seul ou soutenu par la présence d’autres membres. On pouvait aussi, si on en exprimait la volonté, retourner au sein de sa famille. Mais la plupart choisissaient de mourir dans la maison mère. Les funérailles étaient dignes et fastueuses. A Talamasca, la mort faisait partie de la vie. Une assemblée nombreuse accompagnait chaque enterrement.
Oui, Jesse avait trouvé une famille. Et si tout s’était déroulé normalement, elle aurait dû ne jamais s’en séparer.
Mais à la fin de sa huitième année, un événement se produisit qui bouleversa le cours de son existence et la conduisit finalement à quitter l’ordre.
L’action de Jesse avait été jusque-là remarquable. Cependant, à l’été 1981, elle travaillait toujours sous la houlette de Aaron Lightner, et n’avait que rarement l’occasion d’adresser la parole aux sommités du conseil de Talamasca ou à la poignée d’hommes et de femmes qui assumaient véritablement le rôle directeur.
Quelle ne fut donc pas sa surprise lorsque David Talbot, le président de l’ordre, la convoqua dans son bureau de Londres. C’était un homme énergique et cordial, d’environ soixante-cinq ans, corpulent, le cheveu poivre et sel. Il offrit à Jesse un verre de xérès et lui parla un quart d’heure à bâtons rompus avant d’entrer dans le vif du sujet.
L’organisation proposait à Jesse une mission d’un genre tout nouveau. Il lui tendit un livre intitulé Entretien avec un Vampire en la priant de le lire.
— Mais je l’ai déjà lu, rétorqua Jesse, surprise. Il y a deux ans, je crois. En quoi ce roman peut-il nous intéresser ?
Jesse se souvenait avoir choisi au hasard un livre de poche dans un aéroport et l’avoir dévoré au cours d’un long vol transcontinental. L’histoire, censément racontée par un vampire à un jeune journaliste dans le San Francisco d’aujourd’hui, lui avait laissé une impression cauchemardesque. Elle n’était pas sûre de l’avoir aimé. De fait, elle avait jeté le bouquin à l’arrivée, plutôt que de le laisser sur une banquette, de crainte qu’un voyageur non prévenu ne l’ouvre.
Les héros de ce récit – des immortels plutôt séduisants, ; à dire vrai – avaient formé une petite famille diabolique dans La Nouvelle-Orléans d’avant la guerre de Sécession, où pendant plus de cinquante ans ils avaient fait des lavages dans la population. Lestat, l’âme damnée de la bande, conduisait les opérations. Louis, son sous-fifre angoissé, narrait l’aventure. Claudia, leur délicieuse « fille » vampire, qui vieillissait d’année en année tout en conservant un corps d’enfant, était tragiquement dépeinte. Les remords stériles de Louis constituaient manifestement le thème central du livre, mais la haine de Claudia pour ces deux êtres qui l’avait faite vampire, et son anéantissement final, avaient autrement bouleversé Jesse.
— Ce livre n’est pas une fiction, se contenta d’expliquer David. Cependant, nous ne savons pas exactement dans quel but il a été écrit. Et sa publication, même sous le couvert d’un roman, n’est pas sans nous alarmer.
— Pas une fiction ? s’exclama Jesse. Je ne comprends pas.
— Le nom de l’auteur est un pseudonyme, et les droits vont à un jeune homme vagabond qui élude toute rencontre avec nous. Il a cependant été journaliste, un peu comme le garçon qui conduit l’interview dans le roman. Mais là n’est pas le propos, pour le moment. Votre travail consisterait à vous rendre à La Nouvelle-Orléans pour vous documenter sur les événements qui se déroulent dans le roman avant la guerre de Sécession.
— Une seconde. Vous êtes en train de me dire que les vampires existent ? Que ces personnages – Louis, Lestat et la petite Claudia – sont réels !
— Exactement, répondit David. Sans compter Armand, le mentor du Théâtre des Vampires à Paris. Vous vous souvenez de ce personnage ?
Elle ne se souvenait que trop bien d’Armand et du théâtre. Armand, le plus ancien des immortels dans le livre, possédait un visage et un corps d’adolescent. Quant au théâtre, c’était un lieu d’épouvante où l’on massacrait sur scène des êtres humains devant des spectateurs qui croyaient à une mise en scène grand-guignolesque.
La répulsion qu’elle avait ressentie à la lecture du livre lui remontait à la mémoire. Les épisodes où apparaissait Claudia l’avaient surtout horrifiée. L’enfant était morte dans ce théâtre. Le phalanstère, sous les ordres d’Armand, l’avait éliminée.
— David, si je comprends bien vos paroles, vous affirmez que ces créatures existent pour de bon ?
— Absolument, répondit David. Nous les observons depuis la fondation de Talamasca. A dire vrai, c’est même la raison pour laquelle cette organisation a été créée, mais ceci est une autre histoire. Selon toute probabilité, aucun de ces personnages n’est imaginaire, et vous auriez pour tâche de rechercher des documents prouvant l’existence de chacun des membres de ce phalanstère – Claudia, Louis, Lestat.
Jesse ne put réprimer un éclat de rire. Elle riait vraiment. L’expression indulgente de David ne faisait qu’augmenter son hilarité. Mais cet accès de gaieté ne semblait pas plus déconcerter David qu’il n’avait étonné Aaron Lightner, huit ans plus tôt, lors de leur première rencontre.
— Excellente attitude, observa David avec un sourire ironique. Trop d’imagination ou de crédulité nuirait à cette investigation. Mais l’affaire requiert beaucoup de vigilance, Jesse, et une stricte obéissance aux règles. Croyez-moi, cette mission risque d’être dangereuse. Vous êtes, bien sûr, libre de la refuser.
— Je vais me remettre à rire, s’esclaffa Jesse.
Elle avait rarement, si ce n’est jamais, entendu prononcer le mot « dangereux » à Talamasca. Elle ne l’avait vu écrit que dans les dossiers sur les familles sorcières. D’accord, elle parvenait à croire sans trop de difficulté à l’existence de telles dynasties. Les sorciers étaient des êtres humains, et les esprits pouvaient selon toute probabilité être manipulés. Mais de là à avaler cette histoire de vampires !...
— Bon, procédons par ordre, reprit David. Avant que vous ne décidiez quoi que ce soit, nous examinerons certains objets entreposés dans nos caves concernant ces créatures.
La perspective était grisante. Visiter les dizaines de salles souterraines où elle n’avait jamais pénétré. Pas question de rater l’occasion.
Alors qu’elle descendait en compagnie de David l’escalier qui menait aux caves, elle retrouva subitement l’atmosphère de Sonoma. Même le long couloir avec ses rares ampoules lui rappelait ses expéditions dans les sous-sols de Maharet. Elle n’en était que plus fébrile.
A la suite de David, elle traversa en silence une enfilade de salles. Elle aperçut des livres, un crâne sur une étagère, un monceau de ce qui lui parut être de vieux vêtements entassés sur le sol, des meubles, des tableaux, des malles, des coffres-forts et beaucoup de poussière.
— Tout ce bazar, déclara David avec un geste dédaigneux, est d’une façon ou d’une autre lié à nos immortels amis buveurs de sang. Pour tout dire, les biens matériels ne leur sont pas indifférents. Et ils laissent derrière eux un véritable bric-à-brac. Quand ils se lassent d’un endroit ou d’un état civil, ils ont coutume d’abandonner la maison tout entière, y compris le mobilier, la garde-robe, et même les cercueils – des cercueils ouvragés et fort intéressants. Mais je veux vous montrer certains objets en particulier. Ils seront suffisamment convaincants, j’imagine.
Convaincants ? Parce qu’il y avait quelque chose de convaincant dans cette histoire ? Décidément, l’après-midi était riche en surprises.
David la guida dans la dernière salle, une immense pièce doublée de plaques d’étain et éclairée par un rail de spots disposé au plafond.
Elle vit, appuyé contre le mur du fond, un tableau gigantesque qu’elle data immédiatement de la Renaissance – une œuvre de l’école vénitienne, sans doute, peinte a tempera sur bois – et qui possédait la merveilleuse transparence propre à cette technique, un éclat satiné qu’aucun colorant synthétique ne peut créer. Elle déchiffra dans le coin droit, en bas, le titre en latin ainsi que le nom de l’artiste, calligraphiés en petits caractères romains :
La Tentation
d’Amadeo
par Marius
Elle se recula pour mieux étudier l’ensemble.
Un chœur magnifique d’anges aux ailes noires planait au-dessus de la silhouette agenouillée d’un adolescent auburn. Derrière le groupe, à travers une enfilade d’arcades, apparaissait un ciel bleu de cobalt semé de nuages dorés. Au premier plan, le dallage de marbre avait une perfection photographique. On pouvait sentir sa froideur, distinguer les veines de la pierre.
Mais les personnages surtout étaient remarquables. Le modelé délicat du visage des anges, chacun des détails de leurs tuniques pastel, les plumes noires de leurs ailes. Et le garçon. Le garçon avait l’air vivant ! Une lueur brillait dans son regard brun qui fixait un point au-delà du tableau. Sa peau miroitait. Il semblait sur le point de parler ou de bouger.
Réflexion faite, la peinture était trop réaliste pour être de la Renaissance. Les personnages, au lieu de répondre à un canon idéal, étaient bien distincts les uns des autres. Les anges arboraient une expression amusée, presque cynique. Et la texture de la tunique du garçon, de ses jambières, était trop fidèlement rendue. Jesse discernait même des reprises dans le tissu, un minuscule accroc, des grains de poussière sur la manche. D’autres détails se détachaient tout aussi bizarrement – des feuilles mortes éparses sur le sol, deux pinceaux posés dans un coin sans raison apparente.
— Qui est ce Marius ? murmura-t-elle.
Le nom ne lui disait rien, et elle n’avait jamais observé dans une œuvre italienne autant d’éléments troublants. Des anges aux ailes noires...
David ne répondit pas. Il désigna du doigt le perron.
— C’est sur lui que votre analyse doit porter. Il n’est pas l’objet principal de votre investigation, mais un chaînon essentiel.
L’objet de son investigation ? Un chaînon... Elle était trop captivée par le tableau pour relever les paroles de David.
— Et voyez ces os dans le coin, souffla-t-elle, des ossements humains recouverts de poussière, comme si quelqu’un les avait écartés d’un coup de balai. Qu’est-ce que tout cela peut bien signifier ?
— Oui, chuchota David. Les œuvres intitulées Tentation représentent d’ordinaire un saint aux prises avec des démons.
— En effet. Et la technique est exceptionnelle. (Plus elle contemplait le tableau, plus son trouble augmentait :) Où avez-vous trouvé cette peinture ?
— L’ordre l’a achetée il y a plusieurs siècles. Notre émissaire à Venise l’a récupérée dans les ruines calcinées d’un palais sur le Grand Canal. Au fait, ces vampires sont continuellement mêlés à des histoires d’incendie. C’est l’une des armes dont ils disposent les uns contre les autres. Les brasiers se multiplient autour d’eux. Il y a plusieurs incendies dans Entretien avec un Vampire, si vous vous rappelez. Louis met le feu à une maison à La Nouvelle-Orléans quand il essaye d’éliminer Lestat, son créateur et mentor. Et il fait de même avec le Théâtre des Vampires, après la mort de Claudia.
La mort de Claudia. Jesse fut parcourue d’un frisson.
— Mais regardez attentivement ce garçon, reprit David. C’est lui qui nous intéresse pour l’instant.
Amadeo. Le nom signifiait « celui qui aime Dieu ». Le garçon était vraiment beau. Dans les seize, dix-sept ans peut-être, avec un visage carré aux traits vigoureux et une expression curieusement implorante.
David lui avait mis quelque chose dans la main. A contrecœur, elle détourna les yeux du tableau et se surprit à fixer un daguerréotype de la fin du XIXe siècle. Au bout d’un moment, elle murmura :
— Mais c’est le même garçon !
— Oui. Et la photo est une drôle de prouesse. Elle a dû être prise juste après le coucher du soleil, dans des conditions d’éclairage impossibles qui n’auraient sans doute rien donné avec un autre sujet. Notez que rien ne ressort vraiment à part son visage.
En effet. Elle remarqua pourtant que le personnage était coiffé à la mode de l’époque.
— Jetez un coup d’œil à ceci, poursuivit David.
Cette fois, il lui tendit un vieux magazine, un périodique du XIXe, avec d’étroites colonnes à caractères minuscules et des illustrations au trait. De nouveau, le même garçon, descendant d’une calèche – un croquis rapide, qui laissait cependant deviner le sourire du modèle.
— L’article parle de lui et de son Théâtre des Vampires. Voici également une revue anglaise datée de l’année 1789, c’est-à-dire antérieure d’au moins huit décennies, j’imagine. Vous y trouverez cependant une description minutieuse de l’établissement et de notre jeune homme.
— Le Théâtre des Vampires... (Jesse fixa de nouveau le garçon auburn agenouillé dans le tableau :) Mais alors, c’est Armand, le personnage du roman !
— Exactement. Il paraît affectionner ce nom. Il s’appelait peut-être Amadeo du temps où il hantait l’Italie, mais il a troqué ce prénom contre Armand aux alentours du XVIIIe siècle et s’y est tenu depuis.
— Pas si vite, je vous en prie, l’interrompit Jesse. Le Théâtre des Vampires aurait donc été surveillé par nos services ?
— Avec la plus grande attention. Le dossier est énorme. D’innombrables rapports retracent l’histoire du théâtre. Nous possédons en outre les titres de propriété. Ce qui nous amène à une autre corrélation entre nos investigations et ce petit roman. L’homme qui acheta le théâtre en 1789 s’appelait Lestat de Lioncourt. Et l’immeuble qui l’a remplacé depuis appartient aujourd’hui à un individu du même nom.
— Ces renseignements ont été vérifiés ?
— Toutes les pièces sont dans le dossier. Les photocopies des actes anciens et récents. Vous pouvez examiner la signature de Lestat, si vous voulez. Il a la folie des grandeurs. Les jambages de sa signature majestueuse couvrent la moitié de la page. Nous en avons de multiples exemplaires. Nous voulons que vous emportiez ces documents avec vous à La Nouvelle-Orléans. Il y a, entre autres, un article sur l’incendie qui détruisit le théâtre, en tous points identique au récit qu’en fait Louis. La date correspond également. Vous devez étudier à fond ce dossier, bien sûr. Et par la même occasion, relire attentivement le roman.
Avant la fin de la semaine, Jesse prenait l’avion pour La Nouvelle-Orléans. Après avoir annoté le livre et en avoir souligné les passages clés, elle devait se mettre en quête de tous éléments – titres de propriété, actes de cession, journaux et revues de l’époque – susceptibles de corroborer la réalité des personnages et des faits.
Elle n’en continuait pas moins à être sceptique. Sans aucun doute, il y avait anguille sous roche, mais ce mystère ne relevait-il pas plutôt de la mystification ? Selon toute probabilité, un romancier futé était tombé sur des archives intéressantes à partir desquelles il avait bâti une histoire fictive. Après tout, des billets de théâtre, des actes notariés et autres découvertes de la même eau, ne prouvaient en rien l’existence de suceurs de sang immortels.
Quant aux règles à respecter, elles étaient proprement grotesques.
Elle n’avait le droit d’enquêter à La Nouvelle-Orléans qu’après le lever du soleil et jusqu’à quatre heures de l’après-midi, heure à laquelle elle devait monter dans sa voiture et se rendre à Bâton Rouge où elle dormirait en sécurité dans une chambre perchée au seizième étage d’un hôtel moderne. Au cas où elle aurait le moins du monde l’impression d’être épiée ou suivie, il lui fallait aussitôt chercher refuge dans une rue passante et trouver un établissement bien éclairé d’où elle téléphonerait immédiatement à Talamasca.
En aucun cas, elle ne devait entreprendre l’« approche » d’une de ces créatures. L’ordre n’avait pu déterminer l’étendue de leur pouvoir. Mais une chose était certaine : ces êtres lisaient dans les pensées. Ils étaient également capables de créer la confusion dans les esprits des humains. Et tout tendait à prouver qu’ils étaient exceptionnellement puissants. De toute évidence, ils n’hésitaient pas à tuer. D’autant que certains d’entre eux connaissaient sans aucun doute l’existence de Talamasca. Au cours des siècles, plusieurs membres de l’ordre avaient disparu lors de semblables investigations.
Jesse devait chaque jour examiner attentivement les journaux. Talamasca avait toute raison de croire qu’aucun vampire n’était à La Nouvelle-Orléans pour l’instant. Sinon Jesse n’y aurait pas été envoyée. Mais Lestat, Armand ou Louis risquaient de surgir à n’importe quel moment. Si Jesse tombait sur un article relatant un accident mortel bizarre, elle était priée de quitter aussitôt la ville pour ne plus jamais y revenir.
Jesse jugeait toutes ces précautions du plus haut comique. Quelques vieux documents sur des morts mystérieuses ne l’impressionnaient guère. Ces malheureux pouvaient aussi bien avoir été victimes d’un quelconque culte satanique.
Mais Jesse avait quand même tenu à se charger de cette mission.
Sur le chemin de l’aéroport, David lui avait demandé de lui expliquer la raison de sa détermination.
— Si vous doutez réellement de ce que je dis, pourquoi voulez-vous enquêter sur ce livre ?
Elle avait réfléchi un moment.
— Ce roman a un côté malsain. La vie de ces créatures y est dépeinte sous un jour séduisant. On ne s’en rend pas compte tout de suite. D’abord, c’est comme un cauchemar auquel on ne peut échapper. Puis, tout à coup, on s’y sent à l’aise, et on ne le lâche plus. Même l’histoire atroce de Claudia ne détruit pas vraiment le sortilège.
— Et alors ?
— Je veux prouver que ces personnages sont inventés de toutes pièces.
Le mobile était suffisant pour Talamasca, surtout venant d’une enquêtrice confirmée.
Mais durant le long vol jusqu’à New York, Jesse comprit qu’il y avait autre chose, quelque chose qu’elle ne pouvait pas confier à David. Elle-même n’en avait conscience que maintenant. Entretien avec un Vampire, elle ne savait trop pourquoi, lui « rappelait » cet été lointain avec Maharet. Perdue dans ses pensées, elle interrompait sans cesse sa lecture. Une foule de détails lui remontaient à la mémoire. Au point qu’elle se laissait aller de nouveau à rêver de cette parenthèse dans son existence. Pure coïncidence, essayait-elle de se convaincre. Pourtant, il existait un lien – une correspondance dans le climat du roman, le caractère des personnages, même leur comportement – et la façon dont certains événements vous apparaissaient pour finalement se révéler tout autres. Jesse n’arrivait pas à analyser cette impression. Curieusement, sa raison, de même que sa mémoire, se refusait à fonctionner.
Les premières journées à La Nouvelle-Orléans furent les plus étranges de toute sa carrière métapsychique. La ville, imprégnée de la moiteur des Caraïbes, possédait une beauté particulière, une atmosphère coloniale qui la séduisit aussitôt. Cependant, partout où elle allait, elle « sentait » une présence. La cité tout entière semblait comme hantée. Les imposantes résidences d’avant la guerre de Sécession étaient nimbées de silence et de mélancolie. Même les rues grouillantes de touristes du Quartier français étaient empreintes d’une sensualité lugubre qui la faisait sans cesse dévier de son chemin ou s’arrêter sur un banc de la place Jackson pour s’abandonner à des rêveries interminables.
C’était à contrecœur qu’elle quittait la ville à quatre heures. Elle appréciait le luxe divin de son hôtel gratte-ciel de Bâton Rouge. Mais elle ne pouvait se détacher de la douceur nonchalante de La Nouvelle-Orléans. Chaque matin, elle se réveillait vaguement consciente d’avoir rêvé des personnages du roman. Et aussi de Maharet.
Puis, le quatrième jour, une série de découvertes la fit se précipiter sur le téléphone. Un certain Lestat avait manifestement figuré sur le rôle d’impôt de la Louisiane. En fait, il avait acheté en 1862 un hôtel particulier de la rue Royale à Louis de Pointe du Lac, son associé. Ce Pointe du Lac possédait à l’époque sept domaines en Louisiane, dont la plantation décrite dans Entretien avec un Vampire. Jesse était tout à la fois sidérée et ravie.
Mais là n’était pas son unique trouvaille. Quelqu’un dénommé Lestat de Lioncourt était aujourd’hui propriétaire de plusieurs immeubles dans la ville. Et sa signature, qui apparaissait sur des titres datant de 1895 et de 1910, était identique à celles du XVIIIe siècle.
C’était trop extraordinaire. Jesse était littéralement grisée.
Elle décida aussitôt d’aller photographier les maisons de Lestat. Deux d’entre elles, situées dans le Quartier des Jardins, croulaient à l’abandon derrière leurs grilles rongées par la rouille. Mais les autres, y compris l’ancien hôtel particulier de la rue Royale – celui-là même dont les titres de propriété avaient été transférés à Lestat en 1862 –, étaient louées par les soins d’une agence locale qui envoyait le montant des baux à un avoué parisien.
Jesse ne tenait plus en place. Elle expédia une dépêche à David pour lui réclamer de l’argent. Il fallait donner congé au plus vite aux occupants de la maison de la rue Royale, car c’était sûrement la demeure jadis habitée par Lestat, Louis et la petite Claudia. Vampires ou non, ils avaient vécu là !
David envoya immédiatement un mandat télégraphique, accompagné d’instructions lui prescrivant de ne s’approcher en aucun cas des maisons en ruine qu’elle lui avait décrites. Elle répondit par retour du courrier qu’elle avait déjà examiné ces endroits. Ils étaient inhabités depuis des années.
Seul l’hôtel particulier présentait un intérêt. Avant la fin de la semaine, le bail était à son nom. Les locataires abandonnèrent sans trop rechigner leur logement, les poches bourrées de billets. Et le lundi, dès l’aube, elle franchissait le seuil de l’appartement du premier étage.
Les anciennes cheminées de marbre, les moulures, les huisseries, tout était là, dans un état de délabrement merveilleux !
Armée d’un tournevis et d’un burin, Jesse attaqua les pièces du devant. Louis avait parlé d’un incendie dans ces salons au cours duquel Lestat aurait été grièvement brûlé. Eh bien, elle allait vérifier.
En l’espace d’une heure, elle avait mis au jour des poutres calcinées ! En réparant les dégâts, les plâtriers – bénis soient-ils ! – avaient colmaté les trous avec des journaux datant de 1862, ce qui coïncidait parfaitement avec le récit de Louis. En effet, il avait cédé l’hôtel à Lestat et préparé son départ pour Paris juste avant que ne se déclare le sinistre auquel Claudia et lui avaient réchappé.
Bien sûr, Jesse ne se départissait pas de son scepticisme, mais les personnages du livre devenaient étrangement réels. Les fils du vieux téléphone noir dans le vestibule avaient été coupés. Il lui fallait donc sortir pour appeler David, ce qui l’ennuyait. Elle ne pouvait pourtant pas attendre pour tout lui raconter.
Mais elle ne se décida pas à quitter l’appartement. Elle resta assise dans le salon à regarder pendant des heures les rayons de soleil se déplacer sur le plancher inégal, à écouter les craquements de la bâtisse. Une maison aussi ancienne n’est jamais silencieuse, pas sous ce climat humide. Elle réagit comme un être vivant. Il n’y avait pas de fantômes ici, du moins elle ne les voyait pas. Pourtant, elle ne se sentait pas seule. Au contraire, une sorte de chaleur l’enveloppait. Quelqu’un la secoua pour la réveiller. Non, bien sûr que non. Il n’y avait personne, à part elle, dans cet endroit. Une horloge sonna quatre heures.
Le lendemain, elle loua une décolleuse à papier et se mit au travail dans les pièces du fond. Elle espérait retrouver les papiers peints d’origine afin de déterminer l’époque des motifs... et autre chose peut-être. Mais un canari chantait tout près, sans doute à un autre étage ou dans un magasin, et ses trilles la distrayaient. Un chant si joli. N’oublie pas le canari. Il mourra si tu l’oublies. De nouveau, elle s’endormit.
Quand elle se réveilla, la nuit était tombée. A proximité elle entendait le son d’un clavecin. Longtemps, elle écouta, les yeux fermés. C’était du Mozart. Le jeu était rapide. Trop rapide, mais quel brio. Des notes cascadantes qui se répétaient en un leitmotiv éblouissant, une virtuosité incroyable. Au bout d’un moment, elle se força à se lever, alluma le plafonnier et rebrancha la décolleuse.
L’appareil était lourd, l’eau chaude dégoulinait le long de son bras. Dans chacune des chambres, elle dénudait une partie du mur, puis elle passait à la suivante. Mais le ronronnement du moteur la gênait. Il lui semblait que s’y mêlaient des bruits de voix – des rires, des conversations, un murmure insistant en français, les pleurs d’un enfant – ou était-ce une femme ?
Elle arrêta la maudite machine. Rien. Juste un phénomène acoustique dans l’appartement vide qui résonnait.
Elle s’attela de nouveau à la tâche, oubliant l’heure, sa faim, la torpeur qui la gagnait. Elle s’acharnait, agrippée à l’instrument quand, soudain, dans la chambre du milieu, elle découvrit ce qu’elle cherchait – une peinture murale.
Un instant, elle s’arrêta, comme pétrifiée. Puis elle se remit frénétiquement au travail. Oui, c’était bien la fresque de la « forêt magique » que Lestat avait commandée pour Claudia. Ses deux mains crispées sur l’appareil ruisselant, elle décapa un fragment de la peinture à grands mouvements circulaires.
« Des licornes, des oiseaux d’or, des arbres chargés de fruits entre des ruisseaux scintillants. » Exactement la description de Louis. Elle finit par dégager une grande partie du paysage qui couvrait les quatre murs. Sans aucun doute, c’était la chambre de Claudia. La tête lui tournait. Elle tombait d’inanition. Elle jeta un coup d’œil à sa montre. Une heure du matin.
Une heure ! Elle avait passé la moitié de la nuit dans cet appartement. Il fallait qu’elle s’en aille. Vite ! C’était la première fois depuis toutes ces années qu’elle contrevenait à une règle !
Cependant, elle ne parvenait pas à bouger. En dépit de – son exaltation, elle était trop épuisée. Elle était assise, le dos contre la cheminée de marbre, et la lumière de l’ampoule qui pendait du plafond était tellement lugubre, sans compter cette douleur qui lui vrillait les tempes. Pourtant, elle continuait à fixer les oiseaux dorés, les fleurs si délicatement ouvragées et les arbres. Dans le ciel d’un vermillon intense qu’éclairait la pleine lune et non pas le soleil, dérivait une traînée de minuscules étoiles. Une poussière d’argent adhérait encore à leurs pointes.
Peu à peu, elle distingua un mur de pierre à l’arrière-plan. Derrière se profilait un château. Comme il devait être bon de marcher à travers cette forêt, de franchir le portail de bois soigneusement peint. De pénétrer dans cet autre royaume. Une chanson résonna dans sa tête, un air qu’elle ne pouvait effacer de sa mémoire, celui que chantait Maharet.
Puis, tout à coup, elle s’aperçut que le porche dissimulait une ouverture dans le mur !
Elle se pencha en avant. On devinait les joints dans le plâtre. Oui, un orifice carré, qu’elle n’avait pas vu alors qu’elle peinait derrière la lourde décolleuse. Elle s’agenouilla et l’effleura. Une porte en bois. Elle saisit aussitôt le tournevis et essaya de la forcer. Les gonds ne cédèrent pas. Elle s’escrima sur un bord, puis sur l’autre. Elle ne faisait qu’abîmer la fresque sans le moindre résultat.
Elle s’accroupit et réfléchit. Un porche peint recouvrant une porte en bois. Et la peinture était écaillée en plein milieu de la poignée ! Elle appuya son doigt à cet endroit. La porte s’ouvrit aussitôt.
Elle leva sa torche électrique. Un placard garni de cèdre : Et il y avait des choses dedans. Un petit livre relié de cuir blanc ! Un rosaire, lui sembla-t-il, et une poupée, une très vieille poupée de porcelaine.
Un instant, elle hésita à toucher ces objets. C’était comme profaner une tombe. Et une faible odeur se dégageait du placard – on aurait dit du parfum. Était-elle en train de rêver ? Non, sa tête lui faisait trop mal pour que ce soit un rêve. Elle tendit la main et retira d’abord la poupée.
Le corps était rudimentaire, mais les membres en bois habilement façonnés et articulés. La robe blanche et la large ceinture lavande commençaient à montrer la trame. Cependant, la tête de porcelaine était ravissante, les grands yeux bleus de verre, la longue perruque blonde encore intacts.
— Claudia, murmura-t-elle.
Sa voix lui fit prendre conscience du silence. Il n’y avait plus de circulation dans la rue. Seulement les craquements des vieux planchers. La douce lueur vacillante d’une lampe à huile sur une table voisine. Puis le son de ce clavecin à proximité ; quelqu’un jouait du Chopin maintenant, la valse en ré bémol majeur, avec la même maestria que tout à l’heure. Elle resta assise à contempler la poupée étendue sur ses genoux. Elle avait envie de lui brosser les cheveux, d’arranger sa ceinture.
Les épisodes dramatiques d’Entretien avec un Vampire revinrent. Claudia tuée à Paris. Claudia surprise par la lumière meurtrière du soleil levant dans un puits d’aération aux parois de brique, luttant en vain pour s’échapper. Horrifiée, Jesse eut d’abord une sensation de vide, puis l’impression qu’un étau se resserrait autour de sa gorge. Claudia disparut alors que les autres continuaient leurs misérables existences. Lestat, Louis, Armand...
Elle se rendit soudain compte qu’elle avait les yeux fixés sur les autres objets dans le placard. Elle saisit le livre.
Un carnet intime ! Les pages étaient abîmées, piquées de taches de moisissure. Mais la calligraphie désuète à l’encre sépia était encore lisible, surtout à présent que toutes les lampes à huile étaient allumées et que la chambre avait un air coquet, presque confortable. Jesse lut sans effort le texte français. Le journal commençait le 21 septembre 1836 :
Louis m’a offert ce carnet pour mon anniversaire. J’en ferai ce que je veux, m’a-t-il dit. Mais peut-être aimerais-je y recopier les poèmes qui me plaisent, et les lui lire de temps à autre ?
Je ne sais pas trop ce qu’on entend par anniversaire. Suis-je née un 21 septembre, ou est-ce à cette date que j’ai quitté le monde des humains pour devenir ce que je suis ?
Messieurs mes parents sont peu disposés à m’éclairer sur ce point. A croire qu’il est de mauvais goût d’aborder pareil sujet. Louis prend un air étonné, puis pitoyable, avant de se replonger dans son journal. Quant à Lestat, il me joue quelques mesures de Mozart, puis répond avec un haussement d’épaules : « C’est le jour où tu es née pour nous »
Bien sûr, comme à l’accoutumée, il m’a donné une poupée, mon sosie miniature, invariablement vêtu de la copie exacte de ma dernière robe. Il commande ces poupées en France, tient-il chaque fois à me préciser. Et moi, que suis-je censée faire de son cadeau ? Jouer avec, comme si j’étais vraiment une enfant ?
« Vous cherchez par ce biais à me délivrer un message, mon père bien-aimé ? » lui ai-je demandé ce soir. « Vous voudriez que je demeure à jamais une poupée, moi aussi ? »
Il m’a déjà offert trente poupées au cours des ans, si ma mémoire ne me trahit pas, ce qu’elle ne fait jamais hélas. Chacune identique à la précédente. Je ne pourrais même plus poser un pied dans ma chambre, si je les avais gardées. Mais je ne les garde pas. Tôt ou tard, je les brûle. Je brise leurs têtes de porcelaine à coup de tisonnier. Je regarde le feu dévorer leurs cheveux. Je ne peux pas dire que j’aime faire cela. Après tout, ces poupées sont belles. Et elles me ressemblent, en effet. Cependant, c’est le geste qui convient. La poupée s’y attend. Moi aussi.
Et ce soir, il m’en a apporté une autre, il se tient ensuite sur le seuil de ma chambre, les yeux écarquillés, comme si ma question le poignardait. Son expression est si sombre, tout à coup, que je pense, ce n’est pas mon Lestat.
Je souhaiterais pouvoir le haïr, les haïr tous les deux. Mais ils me désarment, non par leur force, mais par leur faiblesse. Ils sont si affectueux ! Et si plaisants à regarder. Mon Dieu, comme les femmes se jettent à leur tête !
Alors qu’il restait planté là à m’observer pendant que j’examinais sa poupée, je lui ai demandé d’un ton sec :
« Nous formons un tableau tellement attendrissant, votre poupée et moi, dites ? »
« Tu ne veux plus de ces poupées, n’est-ce pas ? » a-t-il murmuré.
Jamais je ne l’avais vu dans cet état. La colère embrasait son visage et il plissait les yeux comme pour s’éclaircir la vue. Sa vue perçante. Il m’a quittée et s’est rendu dans le salon. Je l’ai suivi. En vérité, je ne pouvais supporter de le voir comme ça, et pourtant j’avais envie de le harceler.
« Vous en voudriez, si vous étiez à ma place ? » ai-je répété.
Il m’a regardée comme si je lui faisais peur, lui, un homme d’un mètre quatre-vingts, et moi, une enfant qui lui arrive à peine à la taille.
« Vous me trouvez belle ? », lui ai-je demandé.
Il est passé devant moi dans le vestibule et s’est échappé par la porte de service. Mais je l’ai rattrapé. Sur le palier, je me suis accrochée à sa manche.
« Répondez-moi ! » lui ai-je ordonné. « Observez-moi bien. Que ressentez-vous ? »
Il était hors de lui. J’ai pensé qu’il allait me repousser, éclater de rire, me servir ses discours habituels. Au lieu de quoi, il est tombé à mes genoux et m’a saisi les mains. Il m’a embrassée brutalement sur la bouche.
« Je t’aime », a-t-il soufflé. « Oui, je t’aime ! »
Puis il m’a récité ce poème, cette strophe ancienne :
Recouvrez son visage
Mes yeux sont aveuglés
Elle est morte jeune.
C’est de Marlowe, je crois. L’un de ces drames dont raffole Lestat. Je me demande si Louis apprécierait ce petit poème. Pourquoi pas ? Il n’a que trois vers, mais il est ravissant.
Jesse referma lentement le journal. Sa main tremblait. Elle souleva la poupée et la serra contre sa poitrine, la berçant, adossée à la fresque.
— Claudia, murmura-t-elle.
Une douleur lancinante lui transperçait le crâne. Mais elle n’y faisait pas attention. La lumière des lampes à huile était si apaisante, tellement moins violente que celle de l’ampoule électrique. Immobile, elle caressait la poupée un peu comme une aveugle, effleurant ses cheveux soyeux, sa petite robe empesée. L’horloge sonna de nouveau. Fort, cette fois, égrenant ses mornes notes qui se répercutèrent dans la pièce. Il ne fallait pas qu’elle s’évanouisse ici. Il fallait qu’elle se lève. Qu’elle prenne le livre, la poupée, le rosaire, et qu’elle s’en aille. Les vitres étaient comme des miroirs qui reflétaient la nuit. Elle avait enfreint les règles. Appelle David, oui, appelle-le tout de suite. Mais le timbre du téléphone retentit soudain. Le téléphone. A une heure pareille. Et David n’avait pas le numéro de l’appartement, puisque la ligne... Elle s’efforça d’ignorer la sonnerie qui s’obstinait à carillonner. Bon, va répondre !
Elle baisa la poupée au front et chuchota :
— Je reviens tout de suite, ma chérie.
Où donc était ce damné téléphone ? Dans la niche du vestibule, bien sûr. Elle était sur le point de décrocher le combiné quand elle remarqua le fil coupé enroulé autour du socle. L’appareil n’était pas branché. Elle voyait qu’il n’était pas branché. Pourtant il sonnait, elle l’entendait, et ce n’était pas une hallucination, la calotte de métal vibrait par à-coups ! Et les lampes à huile ! Seigneur, il n’y avait pas de lampes à huile dans cet appartement !
D’accord, tu as déjà été témoin de phénomènes semblables. Ne t’affole pas, pour l’amour de Dieu. Réfléchis ! Que dois-tu faire ? Mais elle était sur le point de hurler, elle le sentait. Ce téléphone ne cesserait donc jamais de sonner ? Si tu cèdes à la panique, tu vas perdre tous tes moyens. Il faut que tu éteignes ces lampes et que tu arrêtes cette sonnerie. Mais les lampes ne peuvent pas être réelles. Et le salon au bout du vestibule – le mobilier n’est pas réel non plus ! Ni les flammes qui dansent dans la cheminée ! Et le personnage qui bouge là-bas, qui est-ce, un homme ? Évite surtout de le regarder ! D’un revers de main, elle jeta le téléphone par terre. En tombant, le récepteur se décrocha. Une voix en sortit, faible, grêle.
— Jesse ?
Saisie d’épouvante, elle retourna en courant dans la chambre, butant au passage contre un pied de chaise, s’emmêlant dans le lourd rideau d’un lit à colonnes. L’appartement était vide. Ces meubles n’existaient pas. Attrape la poupée, le carnet, le rosaire ! Elle les enfourna dans son sac de toile, puis se releva tant bien que mal et se rua hors de l’appartement par l’escalier de service. Elle faillit glisser sur les marches métalliques. Ce jardin, cette fontaine... Mais tu sais bien que cette cour n’est qu’un fouillis de mauvaises herbes. Une grille en fer forgé lui barrait la route. Une hallucination visuelle. Traverse-la ! Vite !
Le cauchemar classique, et elle ne parvenait pas à s’en évader. Le bruit des sabots et des attelages grondant dans ses oreilles, elle dévala la chaussée pavée. Chacun de ses gestes maladroits lui semblait durer une éternité : fouiller dans ses poches pour y trouver ses clés, ouvrir la portière, faire démarrer le moteur récalcitrant.
Le temps d’atteindre le Quartier français, elle sanglotait, le corps ruisselant de sueur. Elle continua de conduire, les mains crispées sur le volant, à travers les rues bruyantes du centre et jusqu’à l’autoroute. Bloquée par la circulation à la rampe d’accès, elle tourna la tête. Le siège arrière était vide. Bon, ils ne l’avaient pas suivie. Et le sac reposait sur ses genoux, la tête de porcelaine de la poupée contre sa poitrine. Elle fonça jusqu’à Bâton Rouge.
Elle était malade quand elle s’arrêta devant l’hôtel. Elle tituba jusqu’à la réception. Un cachet d’aspirine, un thermomètre. Aidez-moi, s’il vous plaît, à prendre l’ascenseur. Huit heures plus tard, lorsqu’elle émergea du sommeil, il était midi. Ses bras étaient toujours refermés sur le sac. Elle avait quarante de fièvre. Elle téléphona à David, mais la communication était épouvantable. Il la rappela ; la ligne grésillait de plus belle. Néanmoins, elle essaya de se faire comprendre. Le journal, c’était celui de Claudia, oui, absolument, il confirmait toute l’histoire. Et le téléphone, il n’était pas branché, pourtant elle avait entendu cette voix de femme ! Les lampes à huile brûlaient encore quand elle s’était enfuie de l’appartement. Les pièces étaient remplies de meubles, les cheminées ronflaient. L’appartement ne risquait-il pas de prendre feu ? Il fallait que David fasse quelque chose ! Il lui répondait, mais elle discernait à peine ses paroles. Surtout qu’il ne s’inquiète pas, elle avait le sac, lui dit-elle.
Quand elle rouvrit les yeux, la pièce était plongée dans la pénombre. La douleur dans sa tête l’avait réveillée. La pendule à affichage numérique sur la commode marquait dix heures trente. Elle avait soif, horriblement soif, et le verre près de son lit était vide. Quelqu’un d’autre se trouvait dans la chambre.
Elle se retourna ; la lumière de la rue filtrait à travers les voilages. Oui, là. Une enfant, une petite fille, assise sur la chaise contre le mur.
Jesse ne distinguait que sa silhouette – les longs cheveux blonds, la robe à manches bouffantes, les jambes ballantes. Une enfant... non, impossible. Une apparition. Non plus. Quelque chose qui occupait l’espace. Quelque chose de maléfique. Une menace. Et la forme l’observait. Claudia.
Elle dégringola du lit, chancelante, le sac pressé contre elle, et se recula jusqu’au mur. La petite fille se leva. Le frottement de ses pas sur la moquette se rapprochait. La sensation de menace grandit. La lumière qui venait de la fenêtre éclaira un instant l’enfant – ses yeux bleus, ses joues rondes, ses bras nus et potelés.
Jesse poussa un hurlement. Agrippée au sac, elle se rua en direction de la porte. Elle s’escrima sur la serrure et la chaîne de sécurité, craignant de regarder par-dessus son épaule. Les cris sortaient de sa bouche sans qu’elle puisse les maîtriser. Une voix appelait de l’autre côté de la porte. Elle réussit enfin à tourner la clé et s’écroula dans le couloir.
Des gens l’entourèrent ; mais ils ne l’empêcheraient pas de fuir cette pièce. Puis quelqu’un l’aida à se relever, car elle, avait dû tomber de nouveau. Quelqu’un d’autre approcha une chaise. Elle se mit à sangloter, s’efforçant de se calmer, mais incapable de contrôler ses nerfs. Quand l’ambulance arriva, elle refusa qu’on lui prenne le sac. A l’hôpital, on lui administra des antibiotiques et des sédatifs, à doses suffisantes pour rendre n’importe qui fou. Elle gisait, recroquevillée dans son lit comme un enfant, le sac dissimulé tout contre son corps sous la couverture. Aussitôt qu’une infirmière le frôlait par mégarde, Jesse se réveillait en sursaut.
Lorsque Aaron Lightner débarqua deux jours plus tard, elle le lui remit. Elle n’était pas vraiment rétablie quand elle monta dans l’avion pour Londres. Aaron garda le sac sur ses genoux durant l’interminable vol. Et il était si gentil avec elle, la rassurant, la dorlotant pendant qu’elle somnolait. Ce fut à l’atterrissage qu’elle s’aperçut de la disparition de son bracelet, son beau bracelet en argent. Les yeux clos, elle pleura doucement. Elle avait perdu le bracelet de Mael.
Ils lui retirèrent la mission.
Elle le savait avant qu’ils le lui annoncent. Elle était trop jeune, dirent-ils, trop inexpérimentée. Ils avaient commis une erreur en l’envoyant là-bas. C’était trop dangereux pour elle de continuer. Bien sûr, elle avait accompli un travail « inestimable ». Et cette apparition avait dû posséder un pouvoir exceptionnel. L’esprit d’un vampire mort ? Tout à fait possible. Et ce téléphone qui sonnait, en effet, de nombreux rapports signalaient ce genre de phénomène – les spectres disposaient de tout un éventail de moyens pour « communiquer » ou terroriser. Il valait mieux qu’elle se repose, qu’elle n’y pense plus. D’autres poursuivraient l’enquête.
Quant au journal, il ne contenait que quelques autres notes, rien qui ajoutât à ce qu’elle-même avait lu. Les psychométriciens qui avaient examiné le rosaire et la poupée n’avaient rien relevé d’intéressant. Ces objets seraient conservés avec le plus grand soin. Mais Jesse devait immédiatement tirer un trait sur cette histoire.
Jesse argumenta, supplia, finit par se mettre en colère. C’était comme s’adresser au Vatican. Un jour, dans dix ans, vingt peut-être, elle pourrait reprendre les recherches. Personne n’excluait cette possibilité, mais pour l’instant, il n’en était pas question. Jesse devait retrouver son équilibre, oublier ce qui s’était passé. Oublier ce qui s’était passé.
Elle fut malade pendant des semaines. Emmitouflée dans de longues chemises de flanelle blanche, elle buvait du thé chaud à longueur de journée. Elle s’asseyait dans le renfoncement en chêne de sa fenêtre et laissait errer son regard sur les pelouses verdoyantes du parc, sur les chênes majestueux. Elle observait le va-et-vient des voitures, ces minuscules taches de couleur qui sillonnaient sans bruit la lointaine allée de gravier. Ce calme était si apaisant. On lui présentait des choses délicieuses à boire et à manger. David venait converser avec elle, abordant mille sujets, hormis celui des vampires. Aaron remplissait sa chambre de fleurs. D’autres lui rendaient visite.
Elle répondait à peine à toutes ces marques d’affection. Elle ne pouvait pas expliquer combien cette situation lui était douloureuse, combien elle lui rappelait l’été de jadis où d’autres secrets, d’autres mystères, d’autres documents scellés dans des caves lui avaient été interdits. C’était toujours la même vieille histoire qui recommençait. Sitôt avait-elle entraperçu quelque chose d’un intérêt capital qu’on le mettait sous clé.
Jamais elle n’éluciderait l’expérience qu’elle avait vécue. Elle devait rester là, enfermée dans son mutisme, avec ses regrets. Pourquoi n’avait-elle pas pris le téléphone, parlé, écouté la voix au bout du fil sectionné ?
Et l’enfant, que recherchait l’esprit de cette enfant ? Était-ce le journal, la poupée ? Non, c’était à Jesse qu’il avait incombé de les trouver, de les prendre ! Et pourtant, elle avait fui le fantôme de l’enfant ! Elle qui avait communiqué avec tant d’entités indéfinissables, qui avait bravé dans des pièces obscures des formes vacillantes, les interpellant alors que les autres se sauvaient terrifiés. Elle qui rassurait les gens en leur affirmant que ces êtres, quelle que fût leur nature, n’étaient en aucun cas dangereux !
Donnez-moi une dernière chance, supplia-t-elle enfin. Elle récapitula chacun des faits. Il fallait qu’elle retourne dans cet appartement de La Nouvelle-Orléans. Mais David et Aaron gardaient le silence. Puis David s’approcha et lui entoura les épaules.
— Jesse chérie, dit-il, nous vous aimons beaucoup. Mais dans ce champ d’investigation, surtout dans celui-là, on ne peut enfreindre les règles.
La nuit, elle rêvait de Claudia. Une fois, elle se réveilla à quatre heures et posa son front contre la vitre pour contempler le parc, s’efforçant de percer l’obscurité au-delà des bandes de lumière qui filtraient des fenêtres du rez-de-chaussée. Dehors, debout sous les arbres, une enfant, une minuscule silhouette enveloppée dans un manteau rouge à capuchon, la regardait. Elle dévala les escaliers pour se retrouver sur la pelouse déserte dans l’aube qui se levait, froide et grise.
Au printemps, on l’envoya en Inde.
Elle était chargée d’enquêter sur des phénomènes de réincarnation, des témoignages d’enfants indiens rapportant le souvenir d’existences antérieures. Un certain docteur Ian Stevenson avait déjà accompli un travail prometteur dans ce domaine. Jesse devait de son côté entreprendre pour le compte de Talamasca une étude visant à des résultats pareillement fructueux.
A Delhi, des doyens de l’ordre l’accueillirent à bras ouverts dans leur vieille demeure au charme britannique. Elle finit par se passionner pour son travail ; et après les heurts et les difficultés du début, elle se prit également à aimer l’Inde. Avant la fin de l’année, elle était de nouveau heureuse... et efficace.
Un événement survint alors, un incident minime, mais qui lui parut de bon augure. Dans une poche de sa vieille valise – celle que lui avait offerte Maharet des années plus tôt – elle découvrit le bracelet en argent de Mael. Oui, elle était heureuse.
Mais elle n’avait pas oublié La Nouvelle-Orléans. Certaines nuits, l’image de Claudia lui apparaissait avec une telle précision qu’elle se levait précipitamment et allumait toutes les lumières dans sa chambre. D’autres fois, elle croyait apercevoir dans les rues de la ville des êtres insolites au visage blême qui ressemblaient aux héros d’Entretien avec un Vampire. Elle avait le sentiment qu’on l’épiait.
Faute de pouvoir confier à Maharet son aventure étrange, ses lettres devenaient encore plus brèves et superficielles. Mais Maharet n’en demeurait pas moins fidèle. Des cousins rendaient visite à Jesse. Ils essayaient de la retenir au sein de la famille. Ils la tenaient au courant des mariages, des naissances, des décès, l’invitaient à passer les vacances avec eux. Maria et Matthew écrivaient des États-Unis, insistant pour qu’elle rentre vite à la maison. Elle leur manquait tellement.
Jesse passa quatre années exaltantes en Inde. Elle enquêta sur plus de trois cents cas comportant des preuves saisissantes de réincarnation. Elle travaillait avec une équipe de parapsychologues exceptionnelle. Et elle trouvait sa tâche continuellement gratifiante, presque réconfortante. A l’opposé de la chasse aux fantômes de ses débuts professionnels.
A l’automne de la cinquième année, elle finit par céder aux prières de Matthew et de Maria. Elle reviendrait pour un mois aux États-Unis. Ils furent transportés de joie. Ce retour compta plus pour Jesse qu’elle ne l’avait imaginé. Elle prit plaisir à se retrouver dans le vieil appartement de New York, à bavarder jusque tard dans la nuit avec ses parents adoptifs qui évitaient discrètement de lui poser des questions sur son travail. Dans la journée, elle déjeunait avec ses anciens copains d’université ou faisait de longs pèlerinages dans la métropole de ses espoirs, ses rêves et ses chagrins d’enfant.
Deux semaines après son arrivée à New York, elle aperçut dans la devanture d’un libraire Lestat, le Vampire. Un instant, elle crut s’être trompée. C’était impossible. Mais le livre était bien là. Le vendeur lui parla de l’album de disques du même nom, et du concert prochain à San Francisco. Jesse acheta un billet en même temps que l’album chez un disquaire.
Toute la journée, elle resta étendue sur son lit à lire le roman. C’était comme si le cauchemar d’Entretien avec un Vampire recommençait et qu’elle ne pouvait s’en échapper. Pourtant, elle ne parvenait pas à s’arracher à sa lecture. Oui, vous êtes bien réels, j’en suis sûre. Le récit s’enchevêtrait et rebondissait, remontant dans le temps jusqu’au phalanstère romain de Santino, à l’île où Marius avait trouvé refuge, à la forêt celte de Mael. Et enfin à Ceux Qu’il Faut Garder toujours en vie sous leur blanche enveloppe marmoréenne.
Oh, oui, elle avait touché ce marbre ! Elle avait plongé son regard dans les prunelles de Mael ; elle avait serré la main glacée de Santino. Dans les caves de Talamasca, elle avait contemplé la peinture faite par Marius !
Ses yeux se fermèrent de sommeil et Maharet lui apparut sur la terrasse de Sonoma. La lune brillait haut dans le ciel au-dessus de la cime des séquoias. Inexplicablement, la nuit semblait pleine de promesses et de menaces. Éric et Mael étaient là. Ainsi que d’autres dont elle ne connaissait l’existence qu’à travers les pages de Lestat. Tous du même clan ; les yeux incandescents, les cheveux flamboyants, la peau lisse, comme phosphorescente. Des milliers de fois elle avait suivi du doigt sur son bracelet en argent les symboles séculaires figurant les divinités celtes que les druides imploraient dans des forêts semblables à celle où Marius avait été jadis emprisonné. Combien d’indices lui fallait-il donc pour établir le lien entre ces romans et l’été inoubliable ?
Un ultime, incontestablement. Lestat le vampire lui-même. Quand elle l’aurait vu et touché à San Francisco, alors la vérité lui apparaîtrait.
Le tic-tac du réveil emplissait la chambre. Sa loyauté envers les membres de Talamasca se dissolvait dans ce havre de paix. Elle ne pouvait pas leur confier son projet. Et elle en était d’autant plus déchirée qu’ils auraient fait preuve de tant d’attention généreuse, n’auraient pas hésité à la croire.
Cet après-midi lointain. Elle le revivait, elle descendait l’escalier à vis qui menait aux caves. Ne pourrait-elle pas refermer la porte ? Regarde plutôt. Vois ce que tu as aperçu alors. Un spectacle qui ne l’avait pas tellement horrifiée au premier abord – les êtres qu’elle aimait endormis dans l’obscurité, oui, endormis. Mais Mael gît comme mort sur le sol et Maharet est assise toute raide contre le mur. Ses paupières sont ouvertes ! Elle se réveilla en sursaut, la figure en feu. La pièce était plongée dans une pénombre glaciale. – Miriam, appela-t-elle à voix haute.
Peu à peu, sa terreur se calma. Elle s’était approchée malgré sa peur. Elle avait touché le corps de Maharet. Froid, pétrifié. Et Mael était mort ! Le reste n’était plus que ténèbres.
New York. Elle était allongée sur son lit, le livre à la main. Et Miriam ne répondait pas à son appel. Lentement, elle se leva et traversa la chambre jusqu’à la fenêtre.
Là, de l’autre côté de l’avenue, dans la lumière blafarde de cette fin de journée se dressait, haute et étroite, la maison fantôme de Stanford White. Si dense en apparence, et pourtant bizarrement distincte des autres immeubles. Elle regarda l’image s’effacer progressivement.
Sur la pochette de l’album appuyée contre la coiffeuse, le vampire Lestat lui souriait.
Elle ferma les yeux. Elle imagina le couple tragique de Ceux Qu’il Faut Garder. Les souverains indestructibles sur leur trône égyptien à la gloire desquels le vampire Lestat trompetait ses hymnes dans les radios, les juke-boxes et les walkmans. Elle vit luire dans l’obscurité le visage blanc de Maharet. De l’albâtre. La pierre qui reflète la lumière.
Le soir tomba, brusquement, comme toujours à la fin de l’automne, la grisaille de l’après-midi engloutie dans l’éclat violent de la nuit. Les façades des immeubles répercutaient le vrombissement des voitures dans la rue embouteillée. Existait-il une ville au monde où la circulation fût aussi bruyante qu’à New York ? Elle appuya son front contre la vitre. Du coin de l’œil, elle distingua l’hôtel de Stanford White. Des silhouettes bougeaient à l’intérieur.
Jesse quitta New York le lendemain dans la vieille décapotable de Matthew. Elle l’avait convaincu de lui vendre sa voiture, sachant qu’elle ne la ramènerait jamais. Puis elle embrassa ses parents et, du ton le plus dégagé possible, prononça les mots tendres et simples qu’elle avait toujours voulu leur dire.
Le matin, elle avait envoyé à Maharet une lettre par exprès, accompagnée des deux romans. Elle lui expliquait qu’elle avait quitté Talamasca, qu’elle partait assister au concert du vampire Lestat et qu’elle désirait s’arrêter en chemin à Sonoma. Il fallait absolument qu’elle approche Lestat. Sa vieille clé était-elle toujours bonne ou avait-on changé la serrure ? Maharet l’autorisait-elle à faire une halte là-bas ?
Ce fut la première nuit, à Pittsburgh, qu’elle rêva des jumelles. Les deux femmes étaient agenouillées devant l’autel où gisait le corps carbonisé, prêt pour le festin rituel. L’une d’entre elles avait levé le plat avec le cœur, l’autre celui avec le cerveau. Puis avaient surgi les soldats, et le sacrilège avait été commis.
Quand elle atteignit Salt Lake City, le cauchemar avait trois fois hanté son sommeil. D’abord la scène terrifiante et confuse du viol des jumelles. L’une des femmes avait ensuite donné naissance à un bébé. Et toutes deux avaient caché l’enfant avant d’être de nouveau traquées et emmenées en captivité. Les avait-on tuées ? Elle n’en savait rien. Ces cheveux roux. Si seulement elle pouvait discerner leurs visages, leurs yeux ! Cette chevelure flamboyante la tourmentait.
Lorsqu’elle appela David d’un taxiphone au bord de la route, elle apprit que d’autres à travers le monde faisaient ce même rêve – des médiums, des télépathes. Pour eux tous, ce songe était lié au vampire Lestat. David ordonna à Jesse de rentrer immédiatement. Elle tenta de s’expliquer. Elle se rendait au concert pour voir Lestat de ses propres yeux. Il le fallait. Elle ne pouvait en dire plus, il était trop tard maintenant. David devait essayer de lui pardonner.
— Je vous interdis de faire cela, Jesse, la coupa David. Il ne s’agit plus ici de dossiers ni d’archives. Revenez. Nous avons besoin de vous. Terriblement besoin. Il n’est pas question que vous entrepreniez seule cette « approche ». Soyez raisonnable, Jessica.
— Je ne peux pas vous obéir, David, malgré mon attachement pour vous tous. Mais répondez-moi. Ce sera ma dernière question. Pourquoi ne venez-vous pas vous-même ?
— Jesse, vous ne m’écoutez pas.
— Dites-moi la vérité, je vous en prie, David. Avez-vous jamais cru à la réalité de ces créatures ? Ou vous êtes-vous borné à accumuler des objets, des dossiers et des peintures dans des caves, des choses tangibles ? Vous comprenez ce que je veux dire – comme le prêtre catholique à la messe quand il consacre le pain et le vin. Croit-il vraiment à la présence du Christ dans le calice ? Ou se contente-t-il de réciter des formules sacrées et d’accomplir des rites ?
Quelle hypocrite elle était de lui taire ce qu’elle savait et de le harceler. Il n’éluda pourtant pas sa question.
— Vous faites fausse route, Jesse. Je connais la nature de ces créatures. De tout temps, je l’ai connue. Jamais je n’ai eu le moindre doute. Et par là même, aucun pouvoir sur terre ne pourrait me décider à assister à ce concert. C’est vous qui refusez la vérité. Il vous faut voir pour croire ! Jesse, vous courez un véritable danger. Lestat est exactement ce qu’il déclare être, et d’autres, plus redoutables encore, le rejoindront ; d’autres qui risquent de vous repérer et de vous attaquer. Soyez lucide et faites ce que je vous demande. Revenez tout de suite.
Quelle conversation atroce ! Il s’évertuait à la convaincre alors qu’elle lui faisait ses adieux. Il insista encore : il lui raconterait « l’histoire en son entier », lui ouvrirait tous les dossiers, sa collaboration leur était indispensable. Mais elle n’écoutait plus. Hélas, elle ne pouvait, quant à elle, lui raconter « l’histoire en son entier ». La torpeur la gagnait de nouveau, le rêve la poursuivait déjà quand elle raccrocha le récepteur. Elle avait vu les plats avec le cœur et le cerveau, le corps carbonisé de la femme sur l’autel. Leur mère. Oui, leur mère. Il était temps de dormir. Le rêve s’insinuait en elle. Ensuite, elle repartirait.
L’autoroute 101. Sept heures trente-cinq. Dans vingt-cinq minutes, le concert.
Alors qu’elle franchissait le défilé de Waldo Grade, comme chaque fois, le miracle se produisit – les toits de San Francisco cascadant le long des collines, et dans le lointain, l’émail sombre de l’océan. Les tours du Golden Gâte se dessinaient à l’horizon, le vent glacé qui soufflait de la baie gelait ses mains agrippées au volant.
Lestat le vampire serait-il à l’heure ? Elle eut envie de rire à l’idée qu’une créature immortelle se devait d’être à l’heure. Elle, en tout cas, serait exacte au rendez-vous, elle touchait au terme de son voyage.
Son chagrin d’avoir perdu Aaron, David, tous ceux qu’elle aimait, la Grande Famille, se dissipait. Elle n’éprouvait plus que gratitude. Pourtant David avait peut-être raison. Sans doute n’avait-elle pas accepté la froide et terrifiante vérité et s’était-elle laissée glisser dans le monde des souvenirs et des spectres, des créatures livides, essence des rêves et de la folie.
Elle avançait vers la maison fantôme de Stanford White, sans plus se soucier de qui y habitait. Elle y serait la bienvenue. D’aussi loin que remontait sa mémoire, ils avaient essayé de le lui dire.